jeudi 22 mars 2018

Tenus en laisse par les puissants

M. Philippe Jachnik, consultant pour l'interprofessionnelle laitière française en Allemagne, nous a traduit un article paru dans l'hebdomadaire "Die Zeit" en date du 15 mars dernier et traitant de la toute puissance de la grande distribution.

Les problématiques sont bien souvent similaires de part et d'autre du Rhin.


EDEKA, LIDL & CO FONT PRESSION SUR LES FOURNISSEURS.

LA DICTATURE DES PRIX DES GRANDES ENSEIGNES DE LA DISTRIBUTION DESESPERE LES FABRICANTS DE PRODUITS DE MARQUES, LES PETITS FOURNISSEURS ET LES AGRICULTEURS


Cela sonnait éthique et social ce que disait alors le Ministre fédéral de l’Economie. Il voulait pérenniser 15000 emplois, c’est ce qu’expliquait, encore et encore, Sigmar Gabriel en 2016. Il s’agit de « gens qui ne gagnent pas beaucoup et qui, en tout état de cause, n’ont pas une vie facile ». Le politicien SPD s’est alors mis en travers d’une décision de l’Office allemand des Cartels (Bundeskartellamt) qui interdisait la reprise de la Chaîne de supermarchés Kaiser’s Tengelmann par son concurrent Edeka. Edeka était déjà à l’époque le plus important des distributeurs en Allemagne et les gardiens de la concurrence craignaient que cette opération ne lui confère trop de puissance.

Plus d’un an après, on commence à voir qui paie le prix de cette décision de Gabriel. Ce sont les fournisseurs du géant de la Distribution car celui-ci joue sans retenue de sa puissance de marché accrue.

La première manifestation en remonte au 29 décembre 2016, quelques semaines seulement après le feu vert ministériel de Gabriel. Le distributeur a, ce jour-là, adressé un courrier de trois pages à chacun de ses fournisseurs. Dans celui-ci il leur apprenait que les prix et conditions qu’ils avaient conclus avec Edeka s’appliquaient dorénavant aussi à Kaiser’s Tengelmann et que ce qui avait été conclu avec ce dernier était, avec effet immédiat, caduc. Ce n’était pas une proposition. C’était une affirmation. Et, depuis, cela s’est poursuivi dans le même style.

Les fournisseurs, en particulier les fabricants de produits alimentaires, subissent depuis longtemps en Allemagne une forte pression et le cas Edeka l’a fortement accrue. Ces entreprises n’ont plus qu’un nombre très limité d’enseignes de la distribution comme clients, ce que ces dernières utilisent pour exiger des baisses de prix, les unes après les autres. La lettre d’Edeka aux fournisseurs n’est qu’un exemple, parmi d’autres, des méthodes brutales que les acheteurs de la Distribution imposent aux fabricants de charcuterie, à ceux de biscuits et aux agriculteurs.

Le cas Kaiser’s Tengelmann ne fut que le plus récent Acte d’une longue série de reprises

Les supermarchés menacent les fournisseurs de déréférencement de leurs produits s’ils n’acceptent pas les conditions qu’ils leur imposent. C’est ce que prouvent des entretiens de Die Zeit avec des Dirigeants, des Vendeurs et des Consultants de la Branche dont la plupart, par crainte de représailles, ont exigé de rester anonymes.

C’est, par exemple, le cas du premier des vendeurs de l’un des principaux fabricants allemands de produits alimentaires que l’on nommera, pour l’occasion, Markus Schulz. L’entreprise de Schulz a, en son temps, elle aussi reçu le courrier d’Edeka suite à sa reprise de Kaiser’s Tengelmann. Ce fut une mauvaise nouvelle pour son entreprise. Les revenus de l’entreprise diminuèrent car Tengelmann lui payait auparavant des prix supérieurs à ceux d’Edeka. La décision d’Edeka coûta à l’entreprise de Schulz une somme à six chiffres. Edeka est la première enseigne de la distribution en Allemagne et pour de nombreux fabricants leur principal client. C’est pourquoi elle obtient, la plupart du temps, de meilleures conditions que ses concurrents.

Dans les mois qui ont suivi la reprise de Kaiser’s Tengelmann, Edeka a affiché dans ses nouveaux points de ventes des affiches de couleur rouge pour annoncer aux clients qu’ils payaient maintenant leurs produits 10% de moins que « du temps de Tengelmann ». Markus Shulz « ce sont les fabricants qui en ont assuré le coût ».

Schulz a choisi un bistrot pour la rencontre. Il y jette en permanence un œil sur les tables voisines, comme pour vérifier que personne n’écoute la conversation. Car Schulz fait quelque chose qui ne se fait que très rarement dans la Branche : il met à disposition des chiffres, des échanges de courriers, des annotations écrites. Il estime que les clients devraient pouvoir savoir comment les grands distributeurs traitent leurs fournisseurs. « La plupart des gens qui me connaissent ne peuvent pas s’imaginer ce à quoi je suis confronté dans ma vie professionnelle ».

Et avec Edeka Schulz a récemment vécu particulièrement beaucoup de choses. Il dit : dans un premier temps le distributeur a imposé ses propres conditions puis, très rapidement ensuite, ses acheteurs se sont à nouveau manifestés avec de nouvelles exigences.

Ils demandaient que le fournisseur participe financièrement au rachat de Tengelmann par Edeka. Le rachat avait et allait créer des synergies. Les gens d’Edeka expliquaient que cela profiterait aussi aux fournisseurs de l’agro-alimentaire car les ventes allaient augmenter. Schulz indique qu’au terme des discussions Edeka a exigé un montant à six chiffres de son entreprise. Un nouveau vocabulaire est né à cette occasion : « bonus de mariage ».

Schulz n’était pas le seul à devoir payer un tel bonus. Une enquête confidentielle de l’Association allemande des Grandes Marques montre qu’au moins 37 entreprises ont été confrontées à cette exigence d’Edeka. C’est de cette façon qu’Edeka a manifestement essayé de faire payer par ses fournisseurs une partie de la somme qu’il a déboursée pour la reprise de Tengelmann, somme évaluée à plus de 200 millions€.

En fait, explique le vendeur Markus Schulz, on négocie avec les distributeurs des accords-cadres annuels pour mise en œuvre l’année suivante. On y arrête les prix de cession, les nouveaux produits, le placement en rayons. Ceci étant dit Schulz, les quantités qui seront achetées restent ouvertes. Ce qui permet au distributeur d’arrêter ses commandes à tout moment.

En outre, dans pratiquement tous les cas, le distributeur remet la pression sur le prix en cours d’année. Dans des entretiens ad hoc il demande par exemple à ses fournisseurs de participer financièrement à des actions publicitaires ou de promotion. Ou bien il exige de bénéficier des baisses de coûts, lorsqu’elles interviennent, des matières premières mises en œuvre par leurs fournisseurs. Mais Schulz n’a encore jamais constaté que, lorsque les prix des matières premières des fournisseurs augment, les distributeurs se manifestent auprès d’eux …

Markus Shulz dit qu’il a, au finish, réussi à faire diminuer le bonus de mariage. Mais la valeur de ce qu’il a obtenu en échange ne correspondait en rien à celle de sa contribution. Mais il a payé. Parce que le représentant du Distributeur l’a menacé de déréférencer ses produits. Schulz l’a consigné dans un Rapport interne.

A la demande de Die Zeit, Edeka prend position par écrit. Les avantages et prestations supplémentaires liés à la reprise de Tengelmann ont été évalués avec précision et présentés à chacun des fournisseurs. « Et sur cette base une négociation individuelle a eu lieu avec chacun d’entre eux. Pour savoir s’il est concerné et, si oui, à quelle hauteur ». L’entreprise n’a pas connaissance de menaces.

De leur côté les 37 entreprises de l’Association des Grandes Marques ont accepté les conditions d’Edeka et ont pris les avantages « en considération ». Il y a des offres que l’on ne peut pas refuser souligne Andreas Gayk, responsable des rapports avec la Distribution dans ladite association des Grandes Marques. « Avant tout quand elles viennent du principal client ».

Daniel Zimmer a mis en garde contre cette puissance de marché. Durant quatre années ce Professeur de droit économique de l’Université de Bonn a présidé la Commission des Monopoles, une structure qui conseille le Gouvernement fédéral en matière de politique de la concurrence. Certes Tengelmann ne pesait, au niveau national, qu’1% de la distribution alimentaire et, au final, 20% de ses points de vente en sont allés à Rewe.

Mais Zimmer dit : dans certaines régions du Land Bayern, à Berlin et dans le Land Nordrhein-Westfalen où Tengelmann était particulièrement bien représenté, la fusion a dramatiquement dégradé la situation des petits fournisseurs. Ils ont, du jour au lendemain perdu l’alternative d’un second client. Pour le juriste économiste se posait alors avant tout la question de savoir si « avec sa puissance, une entreprise peut écraser ses fournisseurs contre un mur ». Avec ses collègues, Zimmer a, durant deux mois, analysé le marché pour, finalement, arriver à la conclusion qu’il valait mieux ne pas autoriser la reprise de Tengelmann par Edeka.

L’Office allemand des Cartels (Bundeskartellamt) a suivi cette recommandation. Lorsqu’au printemps 2016 par autorisation ministérielle Sigmar Gabriel décida de ne pas tenir compte de la décision de l’Office des Cartels, Zimmer et ses collègues démissionnèrent de la Commission en signe de protestation.

Kaiser’s Tengelmann n’était que le dernier épisode d’une longue série de reprises : à Edeka appartiennent aussi les magasins Plus et ceux de l’enseigne Netto. En tant que premier distributeur allemand, Edeka a un chiffre d’affaires annuel de 50 milliards. A Rewe appartiennent Nahkauf et Penny, au groupe Schwarz Lidl et Kaufland. Les quatre premiers distributeurs ont, en 2016, pesé 67% des ventes de produits alimentaires. Une étude réalisée par l’Office allemand de Cartels montre que pour bien des produits ils pèsent en fait 84%. Les fournisseurs n’ont donc guère le choix, les centres de décision étant moins nombreux que les enseignes.

Edeka n’est pas le seul à utiliser sa puissance pour imposer à ses fournisseurs des conditions que ceux-ci estiment « unfair ». Kaufland, enseigne appartenant à Lidl a, par exemple, en 2013, à l’occasion des 10 ans de sa marque distributeur K-Classic, exigé de ses fournisseurs un « cadeau » de 10% du chiffre d’affaires réalisé par chacun d’entre eux avec des produits commercialisés sous cette marque. Cela figure tel quel dans un courrier de trois pages, adressé à l’époque par la fédération des transformateurs de fruits, légumes et pommes de terre (BVE) à ses adhérents.

Dans ce courrier -dont Die Zeit a pris connaissance- qui devait servir de « guide de négociation » aux entreprises adhérentes on peut lire « pour le cas où le fournisseur ne l’accepte pas, on le menace de déréférencement ». Ce qui signifie que ses produits disparaissent des rayons.

La fédération recommande à ses adhérents, en fonction de leur situation de négociation, soit de refuser la demande de Kaufland, soit de négocier une contribution réduite, notant que du fait de l’asymétrie des rapports de force il n’y a pas d’autre solution que de payer.

Kaufland a, ensuite, réclamé aux fournisseurs 1% supplémentaire du c.a. total que chacun d’entre eux faisait avec l’enseigne. Il s’agissait de financer une Brochure « environnement et durabilité » qui reprendrait les logos des fournisseurs. Là aussi la fédération a recommandé à ses adhérents de passer sous les fourches caudines du distributeur, en essayant toutefois de négocier un montant réduit.

En réponse à un questionnement de Die Zeit, Kaufland a indiqué attacher une grande importance au « fairness » dans ses relations avec ses fournisseurs. Les directives cadrant l’activité des acheteurs ne prévoyaient pas la menace de déréférencement. Lors d’actions de promotion, les fournisseurs ne bénéficient pas seulement d’une augmentation des quantités de leurs produits vendues, mais aussi d’une présence accrue dans le matériel publicitaire et de promotion de l’enseigne. Tout ceci est réputé augmenter sensiblement les coûts de Kaufland. Ses demandes sont donc justifiées et profitent aux deux parties en présence.

Il est vrai que les fournisseurs bénéficient, théoriquement, de prix de vente réduits et de brochures publicitaires si les quantités vendues de leurs produits et leur chiffre d’affaires augmente. Mais dans la réalité, ce type d’opérations n’apportent que rarement quelque chose aux fournisseurs explique Christoph Freitag, Directeur Général de BVE « souvent l’action leur coûte même de l’argent ». Ceci étant, la fédération estime qu’en 2013 la plupart des fournisseurs ont accepté les demandes de Kaufland.

Ce qui n’empêche pas la situation juridique d’être des plus claires : sans contreparties identifiables les distributeurs ne sont pas fondés à demander des conditions particulières. C’est ce que stipule l’« Anzapfverbot » de l’Office des Cartels. Ce n’est qu’en janvier dernier que la justice allemande a, en dernière instance, tranché dans le différend qui opposait depuis des années Edeka à l’Office des Cartels.

Les fonctionnaires de l’Office avaient établi qu’Edeka avait enfreint le droit de la concurrence lors de la reprise du Discounter Plus en 2008. Edeka avait non seulement exigé à cette occasion un bonus de mariage mais avait, les années suivantes, imposé des contributions financières pour la rénovation des points de vente et l’élargissement des gammes de produits proposés aux consommateurs.

Edeka voulait, en outre, bénéficier de certains prix d’achat qui avaient été particulièrement bien négociés par Plus et ce, rétroactivement. De ce fait l’Office des cartels a estimé qu’Edeka avait contrevenu à l’ « Anzapfverbot ». Ce qu’a confirmé la justice.

Les géants de la distribution en ont pris acte. Mais ils n’en ont pas retenu qu’ils devraient dorénavant avoir avec Markus Schulz des relations de partenaires à partenaires. Les responsables d’Edeka ont, évidemment, lu dans le détail la prose de l’Office des Cartels dit Andreas Gayk qui a représenté l’Association des Grandes Marques au procès. Ils ont simplement formellement adapté leurs nouvelles exigences. Et elles ne sont pas contestables juridiquement.

Ce qu’il peut en coûter de se mettre en travers du chemin, le géant Nestlé vient de le mesurer à ses dépens il y a quelques jours. Edeka a édicté un arrêt des commandes pour plus de 150 produits de Nestlé avec pour objectif d’obtenir de meilleures conditions d’achat. Le principal distributeur allemand l’a, dans le cas d’espèce, fait en relation avec d’autres géants de la distribution européenne, ce qui a notablement accru la pression. Nestlé, en réponse à nos questions, a simplement déclaré que l’on regrette le conflit avec Edeka et qu’on souhaite, dans l’intérêt des consommateurs, le régler rapidement. Les barres chocolatées et les chewing-gums de Mars avaient, l’an passé, également momentanément disparu des rayons d’Edeka. Et cela arrive à de nombreux fournisseurs moins grands. Simplement cela se remarque moins car leurs marques sont moins connues.

Dans le secteur c’est pratiquement « silence radio ». Lorsque, mercredi de la semaine dernière, l’Association des Grandes Marques invite à la discussion à Berlin dans le cadre de sa « Journée de la Concurrence » sur le thème « Abus de puissance au nom de la Demande » interviennent Andreas Mundt, le Président de l’Office des cartels, un Avocat et deux Professeurs. La teneur de leurs présentations est claire : la puissance de marché des enseignes de la distribution est devenue un problème pour les fournisseurs. Mais il manque les témoignages desdits fournisseurs sur le podium bien que des collaborateurs de certains d’entre eux, comme par exemple Frosch et Henkel soient dans l’auditoire. Durant des semaines l’Association des grandes marques avait, en vain, essayé d’obtenir que l’un d’entre eux témoigne.

Il est normal que la puissance joue son rôle dans une négociation. Ceci étant, de la part d’un certain nombre d’enseignes de la distribution cela tourne à l’intimidation comme en attestent de nombreux témoignages recueillis par Die Zeit. On entend alors des phrases telles que « Tu es le plus mauvais des vendeurs avec lequel il m’ait été donné de traiter » ou « nous n’avons absolument pas besoin de votre produit ». Certains acheteurs de la distribution exigent les numéros de téléphone privés des vendeurs des fournisseurs et les appellent ensuite la nuit et durant le week-end.

La puissance des enseignes de la distribution est particulièrement importante dans les secteurs qui sont déjà, en soi, concurrentiels en matière de prix. Lutz, Astro, Marten : dans le secteur de la charcuterie les fabricants de taille moyenne se sont, les uns après les autres, retrouvés en situation de cessation de paiements explique un dirigeant à la retraite de l’industrie alimentaire. Plus que dans les autres secteurs de l’économie, les fabricants sont dépendants du coût des matières premières qui, eux-mêmes, sont de plus en plus influencés par les marchés internationaux. Il ajoute que la seule parade est de développer soi-même des marques très fortes dont les distributeurs ne pourraient se passer. Mais dans le secteur de la charcuterie, qui est capable de citer trois marques ?

Les distributeurs ont encore aggravé le problème en développant, sans discontinuer, leurs propres marques que l’on ne trouve, évidemment, que dans leurs propres points de vente. Qu’il s’agisse de « Gut und günstig » (NDLR : « Bon et pas cher » d’Edeka), de « Ja » (NDLR : « Oui »), de « Rewe Bio », de « K-Classic » ces marques signifient, pour les consommateurs, un avantage prix et, pour les fournisseurs, une pression induite supplémentaire.

Car si les marques distributeurs appartiennent effectivement aux enseignes de la distribution, celles-ci n’en assurent que rarement la fabrication des produits. A la place de « produire le produit », ils produisent le cahier des charges qui indique, par exemple, quels épices doit contenir le salami et de quelle épaisseur doivent en être les tranches. Et l’offre la moins chère décroche le marché.

Les fournisseurs en sont ainsi réduits à être des prestataires de services interchangeables. L’escalade dans la diminution des prix se fait aux dépens des fournisseurs et parfois aussi aux dépens de la qualité. Certains fournisseurs indiquent par exemple comment ils ont alors recours à des peaux plus fines ou à des « préparations à base de viandes » moins chères.

L’économiste de Hamburg, Rainer Lademann, spécialiste de la concurrence qui a fait une présentation dans le cadre de la Journée de l’Association des Grandes Marques apporte des témoignages dans ce sens. Lademann a, en 2012, dans le cadre d’une étude commanditée par la Commission des Monopoles, examiné ce qu’il en est dans le secteur de l’alimentation.

« Nous avons alors découvert de nombreux exemples prouvant que la qualité se détériorait sous la pression conjointe de la concentration et des marques distributeurs » dit-il. Les innovations se sont raréfiées et les fabricants ont remplacé certains composants par d’autres, moins chers. C’est ainsi que les noix de cajoux remplacent les pignons de pins -qui sont plus chers - dans le pesto ou bien que l’on réduit artificiellement les durées d’affinage des fromages ou de maturation des vins. Ceci n’est certes pas illégal, ni dommageable pour la santé, dit Ledemann, mais le goût des produits s’en ressent évidemment.

Chez certains fournisseurs, les marques distributeurs peuvent peser jusqu’à plus de 90% de la production. Une situation de dépendance presque totale. La conséquence en est une activation de la concentration côté fournisseurs aussi. Plusieurs des fabricants de charcuterie de tailles moyennes qui se sont retrouvés en situation de cessation de paiements l’an passé ont été absorbés par de grands fabricants. Plusieurs l’ont été par Tönnies, le premier opérateur et fabricant allemand de produits carnés. Si cette évolution se poursuit, les géants se retrouveront tous seuls, face à face.

Et c’est tout au début de la filière de fabrication et de valorisation, au niveau des matières premières agricoles, que la pression sur les prix s’exerce le plus intensément et la concentration des opérateurs aussi. Le producteur de légumes du Land de Pfalz, Johannes Zehfuss peut en parler. Il a progressivement agrandi son exploitation jusqu’à 150 hectares. Ceci constitue évidemment un succès entrepreneurial mais c’est également le résultat de la pression accrue depuis que les enseignes de la distribution sont directement entrées dans le business des pommes de terre, des choux, des radis et des brocolis.

De nombreux autres petits producteurs de la région n’ont pas pu suivre. Ils ont été dépassés par les quantités requises, l’accélération des délais de livraison et les nouvelles contraintes sans cesse renouvelées en matière de qualité, de régionalité, de bio, de durabilité. Dans la coopérative via laquelle notre producteur de Pfalz commercialise sa production, le nombre de membres est passé, en 10 ans, de 500 à moins de 200.

Zehfuss qui est actif dans le cadre du DBV (NDLR : +/- FNSEA allemande), par ailleurs député CDU au Parlement du Land Rheinland-Pfalz, souligne qu’il trouve cela fondé que les enseignes de la distribution exigent des standards de qualité élevés. Elles réussissent à commercer avec des produits qui sont de plus en plus frais, de plus en plus respectueux de l’environnement, de plus en plus bon marché « exactement ce que souhaitent les consommateurs ». Le seul problème pour les producteurs agricoles c’est qu’ils ne sont pas rémunérés en conséquence. Ils sont contraints de constamment investir dans de nouvelles techniques, dans des tests, de recourir à des conseillers et consultants. D’un côté les enseignes brandissent de plus en plus l’étendard de la durabilité, de l’autre, elles poussent de plus en plus les producteurs agricoles dos au mur.

Et apparemment, cela ne concerne pas le seul producteur Zehfluss. L’Association allemande du commerce des fruits a, l’an passé, expertisé le fait de savoir si les nouvelles contraintes étaient rentables pour les producteurs. Certes les enseignes paient généralement plus lorsqu’elles augmentent les contraintes, mais pas assez pour compenser les coûts supplémentaires induits au niveau des producteurs. Ceux qui profitent, pour l’essentiel, des nouvelles certifications, ce sont les grandes entreprises.

Il apparait que nombreux sont alors les producteurs agricoles qui essaient, eux aussi, de transmettre la pression qui s’exerce sur eux. Eux qui sont très exposés car tout en bout de la chaîne de valorisation. C’est ainsi que le Parquet du Land de Pfalz enquête actuellement sur le cas de plusieurs gros exploitants agricoles du secteur des légumes. Il leur est reproché d’employer, en particulier pour les récoltes, des travailleurs venus d’Europe Centrale, travailleurs qu’ils ne font pas bénéficier du salaire minimum et des avantages sociaux qui ont cours en Allemagne.

Cette problématique occupe à présent aussi le Commissaire européen à l’Agriculture. « La distribution abuse souvent de sa forte position » dit l’irlandais Phil Hogan dans son interview à Die Zeit. « Les producteurs ont droit à une plus grande sécurité juridique ». C’est pourquoi il pense proposer, en avril ou en mai, des dispositions concrètes visant à établir des règles équitables, de façon à rééquilibrer les rapports de force. Le Commissaire a commencé à se bouger sur le sujet lorsqu’une forte majorité s’est manifestée sur ce thème au Parlement Européen.

Les Associations européennes des Distributeurs s’activent déjà avec énergie à Bruxelles pour contrer l’initiative de Hogan et brandissent le risque de voir remise en question la liberté de contracter. Le Commissaire européen hausse les épaules : « celui qui a un comportement fair n’a rien à craindre ».


Traduction libre Ph. Jachnik 
20 mars 2018

                                                                                                     


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